samedi 9 février 2013

La psychologie de l'enfant, d'Olivier Houdé

 Pour cette synthèse (oui, c'est un Que sais-je?, donc c'est très très court) des avancées actuelles de la recherche sur la psychologie (cognitive) de l'enfant, Olivier Houdé, lui-même chercheur, fait le choix de se concentrer sur les points sur lesquels le travail de Jean Piaget, qui a révolutionné la psychologie du développement au XXème siècle, a été dépassé. Jean Piaget, biologiste de formation, voit l'acquisition du savoir comme un résumé de l'histoire des sciences (l'enfant est capable de raisonnements de plus en plus abstraits et élaborés). Il (Piaget, pas l'enfant!) créée et mène des expériences qui lui permettent de délimiter trois stades principaux (le stade sensori-moteur, où le monde est appréhendé à travers les sens et les actions, jusqu'à l'âge de 2 ans, puis de 2 à 12 ans le stade des opérations concrètes -l'enfant est capable de manipuler mentalement des objets, d'imaginer diverses possibilités s'il est possible de se les représenter concrètement-, et enfin le stade des opérations formelles, capacité suprême, celle d'avoir un raisonnement abstrait). Reprenant les concepts biologiques d'assimilation et d'accommodation, il dépasse les théories innéistes (l'enfant naît avec un répertoire de compétences qui se déclencheront le moment venu, par exemple, selon Descartes résumé par Olivier Houdé, "Dieu a déposé dans notre esprit, dès la naissance, des idées logiques et mathématiques claires et distinctes, noyau de l'intelligence humaine") et empiristes (l'enfant est comme une feuille blanche ou une tablette de cire, les stimuli venus de l'extérieur le façonnent) et propose la théorie constructiviste (l'enfant apprend par ses propres actions sur le milieu). Si l'auteur rappelle donc très régulièrement son respect pour Piaget bien que le livre consiste principalement à relever ses erreurs ("les critiques faites ici à la théorie des stades de Piaget n'enlèvent rien à la puissance de son œuvre ni à la stature du savant"), le fait de se servir de ses théories comme base pour expliquer les avancées scientifiques les plus récentes (le livre a été réédité 5 fois entre 2004 -la première version- et 2011!) montre bien à quel point le travail du chercheur suisse est incontournable.

  Les progrès de l'enfant se sont en effet avérés "moins linéaires, plus complexes et dynamiques" que ne le suggère la notion de stades, qui évoque un développement "en escalier" (Piaget parle bien sûr de compétences qui permettent d'en acquérir d'autres, il n'a jamais dit que l'enfant s'endormait la veille de ses 8 mois en considérant que seuls les objets dans son champ de vision existaient et le lendemain matin, hop!, il maîtrise la notion de permanence de l'objet). En affinant les dispositifs expérimentaux de Jean Piaget, mais aussi grâce aux possibilités d'enregistrements vidéo extrêmement précis (en particulier en mesurant le temps pendant lequel le bébé va regarder un événement -s'il regarde plus longtemps c'est qu'il est surpris, donc qu'il est conscient qu'il se passe quelque chose d'anormal-) ou d'imagerie cérébrale, luxes dont lui-même ne disposait pas, il a été possible de conclure que certaines compétences étaient acquises bien plus tôt qu'il n'y paraissait (mais parfois perdues entre temps) ou que certains résultats expérimentaux ne disaient pas ce qu'ils semblaient dire. La capacité d'inhibition ("penser, c'est inhiber") comme compétence à part entière, ou l'importance du contexte, entre autres, ont permis un regard nouveau sur la psychologie du développement.

  L'importance de la capacité d'inhibition est particulièrement bien connue par ceux qui ont joué aux jeu vidéo de la série Dr Kawashima : ils auront eu l'occasion, pour que la console leur fasse plaisir en affichant l'âge cérébral le plus proche possible de 20 ans, de passer entre autres le test de Stroop, qui consiste à dire le plus vite possible en quelle couleur s'affiche... le nom d'une couleur présenté en toutes lettres (par exemple orange, bleu, …). Il va sans dire qu'un enfant qui ne sait pas encore lire réussira mieux qu'un adulte le test de Stroop, mais il va surtout sans dire que ça ne signifie pas qu'il est plus doué qu'un adulte pour identifier des couleurs! Olivier Houdé a prouvé expérimentalement que c'était un facteur d'erreur dans un dispositif de Piaget. Dans le dispositif original, on montre à l'enfant deux rangées d'un nombre égal de jetons, disposées face à face. On demande ensuite à l'enfant s'il y a plus, moins, ou autant de jetons dans la première rangée que dans l'autre. On écarte ensuite les jetons d'une des rangées, donc, si vous suivez (au lieu de bavarder, les deux là, au fond), elle est plus longue. On pose la même question à l'enfant et, jusqu'à l'âge de 6 ou 7 ans, il répond qu'il y a plus de jetons dans la rangée la plus longue. Piaget en conclut que l'enfant à acquis la permanence du nombre (conservation des quantités discrètes). Dans l'expérience d'Olivier Houdé, un enfant de 8 ans (la conservation des quantité discrètes n'a donc plus de secrets pour lui, même s'il le formulerait sans doute autrement) doit, dans la condition expérimentale, comparer deux rangées de jetons avec le même nombre de jetons mais de longueur différente (comme dans l'expérience de Piaget) puis deux rangées de jetons où la rangée la plus longue est aussi celle où il y a le plus de jetons ou, dans la condition contrôle, comparer deux rangées de jetons où plus la rangée est longue, plus il y a de jetons. La durée significativement plus longue (150 millisecondes en moyenne) de résolution du problème dans la condition expérimentale montre que l'enfant doit "bloquer" son raisonnement normal (donc le débloquer ensuite, ce qui dure, bravo, 150ms en moyenne) pour identifier la réalité contre-intuitive que la rangée de jetons la plus courte a autant de jetons que la plus longue. En effet, "quasiment partout, sauf dans la tâche de Piaget, la longueur et le nombre varient ensemble". L'auteur en conclut que "la tâche de conservation du nombre de Piaget ne teste sans doute pas ce qu'il croyait". Le développement du cortex préfrontal (avec lequel les joueur·se·s de Dr. Kawashima sont très familier·ère·s), qui sert entre autres à inhiber, se faisant au fur et à mesure de la croissance, le concept d'inhibition permet de comprendre autrement de nombreux résultats d'expériences sur l'enfant (par exemple le fait que l'enfant de 8 mois aille chercher sous un coussin A un objet qu'on a certes caché devant lui sous un coussin A, mais qu'on a ensuite déplacé, toujours devant lui, sous le coussin B, c'est parfois bien dommage que ça ne marche pas avec des adultes). Pour l'exemple précis de l'expérience de conservation des quantités discrètes, d'autres éléments ont mis à mal l'interprétation de Piaget. Par exemple, si on demande aux enfants de compter les jetons dans chaque rangée avant le début de l'expérience, ils se trompent beaucoup moins ensuite. D'autre part, si on remplace les jetons par des bonbons, qu'on met plus de bonbons dans la rangée la plus courte, et qu'on demande à l'enfant quelle rangée il veut qu'on lui donne (pour les manger, ou pour les donner à une association caritative si il a déjà plein de bonbons et qu'il veut soigner son image), l'enjeu fait que, dès 2 ans (mais il y a une période où l'enfant même plus âgé réussit moins), l'enfant identifie correctement la rangée la plus intéressante. "C'est de la triche, c'est plus facile d'identifier la supériorité numérique que l'égalité", diront les piagétiens. "T'en connais beaucoup, dans la vrai vie, des situations d'égalité numérique parfaite?", répondront les auteur·ice·s de l'expérience (pas tout à fait dans les mêmes termes). En demandant à des enfants de 3 ans de dire si une poupée manipulée par l'expérimentateur·ice comptait correctement ou pas, on a aussi pu constater qu'ils maîtrisaient 5 principes numériques : l'ordre stable (l'ordre des nombres quand on compte n'est pas interchangeable), la correspondance terme à terme (on compte un nombre par objet énuméré), le principe de cardinal (si le dernier nombre prononcé est x, c'est qu'on a compté x objets), le principe d'abstraction (le dénombrement fonctionne de la même façon pour des billes, des nounours, des bonbons, des jetons ou des armoires normandes), et le principe de non-pertinence de l'ordre (l'ordre dans lequel on compte ne change rien au nombre final, ce qui est plus ennuyeux si on compte des bonbons que des armoires normandes, sauf si les armoires normandes sont remplies de bonbons).

 Des éclairages du même type sont fournis sur la catégorisation (exemple d'expérience de Piaget : on dispose devant l'enfant 10 marguerites et 2 roses et on lui demande s'il y a plus de marguerites ou plus de fleurs... il faut attendre l'âge de 6-7 ans pour que l'enfant réponde qu'il y a plus de fleurs, même si, si on lui pose la question, il précisera que pour qu'il y ait plus de marguerites que de fleurs il faut rajouter des marguerites), le raisonnement logique (c'est comme l'abonnement à la salle de sport, c'est sympa mais si on se force pas on l'utilise jamais), la théorie de l'esprit (prêter à autrui des connaissances autres que les nôtres, ce qui a l'avantage non négligeable de permettre de mentir), … Seront aussi présentées certaines des compétences les plus précoces du nourrisson (savoir qu'un objet ne tient pas dans le vide mais aussi qu'un objet immobile n'est pas supposé bouger sans contact physique avec un autre objet, contrairement aux êtres vivants, savoir qu'1+1=2 du moins en ce qui concerne les marionnettes de Mickey, …), identifiées grâce à de nouvelles méthodologies mais aussi de nouvelles technologies.

  Le livre est court mais surtout très très clair, et l'approche choisie est astucieuse car elle permet de remplir son objectif premier (présenter un état des connaissances sur la psychologie du développement) mais aussi de réviser Piaget, et le faire brièvement et clairement c'est plutôt un luxe. A recommander, donc, sans réserves (surtout que même au cas surprenant où ça plaît pas le risque est limité, le livre est super court), qu'on s'intéresse depuis un moment à la psy du développement ou qu'on soit un·e parfait·e débutant·e.

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