vendredi 15 mars 2013

Le développement cognitif du nourrisson, de Roger Lécuyer, Arlette Streri et Marie-Germaine Pêcheux

 
 En préambule, je précise que le livre est constitué de deux tomes. J'y tiens parce que ce n'est que quand j'ai acheté le premier (d'occasion parce qu'il est épuisé) (cher!) que je m'en suis rendu compte, en voyant T.1 écrit sur la couverture, et que j'eusse aimé apprendre autrement que j'allais devoir en acheter un deuxième (d'occasion parce qu'il est épuisé) (cher!) (stabyloté, ce qui tient au moins du crime contre l'humanité).

 Le livre fournit des informations sur le développement du très jeune enfant, autant du point de vue du développement physiologique (perception, mouvement, …) que cognitif (différenciation entre soi-même et le reste du monde, entre les objets et les individus ou entre les différents objets, capacités d'apprentissage, représentations du temps, …). Sur la couverture, c'est écrit Nathan Université et Fac Psychologie, le·a lecteur·ice ne sera donc pas profondément perturbé·e par le fait que le contenu ressemble furieusement à un livre de cours. Toutefois, si la plupart des chapitres sont brefs, des informations riches et complexes sont parfois offertes de façon condensée, la lecture est donc parfois exigeante (je ne parle pas des différents graphiques avec des chiffres dedans qui, comme tout graphique avec des chiffre dedans digne de ce nom, m'ont laissé perplexe). On peut même aller plus loin en disant que le livre est destiné à des lecteur·ice·s qui sont déjà familier·ère·s avec les théories principales et la méthodologie de la psychologie du développement (voire qui ont appris comme il se doit leurs cours de stats... il faudra vraiment qu'un jour je me décide à comprendre comment fonctionne un calcul de corrélation, chose que je suis supposé savoir faire depuis la 1ère année). En effet, les auteur·ice·s sont tou·te·s trois des chercheur·se·s actif·ve·s, chaque chapitre est extrêmement documenté, et le·a lecteur·ice (qui n'en demande peut-être pas tant) est pris·e au sérieux : loin d'être condescendant·e·s avec l'étudiant·e qui cherche à s'y retrouver, iels font partager quand il y a lieu leurs propres questionnements à un public qui n'est pourtant a priori pas leur égal (la collection c'est "fac psychologie", pas "CNRS psychologie"). La troisième partie du premier tome, rédigée par Roger Lécuyer, sera ainsi particulièrement stimulante, ou désespérante selon le niveau de motivation des lecteur·ice·s. L'auteur passe par exemple un certain temps à remettre en question la méthodologie de recherche qui s'appuie sur le temps de fixation du bébé (qui était déjà assez compliquée comme ça à comprendre quand on débarquait en 1ère année et qu'on croyait que la psycho c'était facile), dans la mesure où, selon les situations ou les individus, on peut s'intéresser plus au familier qu'au nouveau (alors que cette méthode expérimentale sert à vérifier la capacité de discrimination, donc le fait qu'on fixe plus longtemps le nouveau est considéré comme acquis), ou encore qu'on ne s'intéresse pas nécessairement plus (un autre fait considéré comme acquis) à ce qu'on préfère (est donné l'exemple d'un·e conducteur·ice qui garde l’œil sur la jauge de carburant quand elle commence à être dangereusement basse... il serait moyennement rigoureux d'en conclure qu'iel se réjouit de la situation). Et tout ça, alors qu'à d'autres endroits du livre, sont prises en compte des expériences qui utilisent (ce qui est normal, elle est très répandue) cette méthodologie! On pourra en revanche (c'est le cas de le dire) être pointilleux·se à notre tour en s'étonnant que Lécuyer s'enthousiasme du fait que, dans la mesure où le bébé n'a pas conscience d'être un sujet d'expérience qui obéit à une consigne, les expériences du labo ont la même validité que des réactions authentiques dans un cadre quotidien ("le caractère "artificiel" souvent dénoncé des expériences de laboratoire n'est jamais aussi faux que dans le cas des bébés") alors que, même si "il est difficile de conditionner un bébé", il a été constaté que des bébés déjà testés auparavant, même longtemps auparavant (c'est d'ailleurs rappelé dans le tome 2 - "des enfants qui ont participé à une expérimentation à six mois et demie se comportent différemment d'enfants naïfs lorsqu'ils sont vus au laboratoire à dix-huit ou trente mois"-), ont déjà dans une certaine mesure appris le métier de sujet d'expérience. Or, comme ce n'est pas évident de trouver des parents coopératifs, la situation n'est pas exceptionnelle. La faisabilité des expériences et les inconvénients qui s'ensuivent font d'ailleurs partie des sujets évoqués ("les raisons pour lesquelles tel ou tel groupe d'âge est étudié sont rarement explicitées, et on peut supposer que le choix est davantage dicté par la faisabilité de l'expérimentation que pour des raisons théoriques").

 Une partie particulièrement intéressante est la dernière partie du tome 2, elle aussi rédigée par Roger Lécuyer, et qui est un historique problématisé des différentes théories du développement. Le niveau basique de connaissances sur le sujet (au début les gens n'étaient pas très malins et pensaient soit que l'humain naissait par magie avec toutes les compétences de l'adulte qui pouf apparaissaient à l'âge programmé -innéisme- soit que le bébé étaient une tablette de cire/une page blanche/un disque dur externe que l'expérience venait joyeusement remplir -empirisme-, et après hop Piaget-Chomsky-Vigotsky, c'est un peu les deux mais les chercheur·se·s ne sont pas encore d'accord sur comment ni dans quelle mesure) est largement dépassé, de nombreux modèles théoriques sont finement décrits et confrontés, leurs avantages soulignés et leurs lacunes exposées (parfois impitoyablement), la complexité de la recherche (cette fois non du point de vue de la faisabilité ou des limites des méthodes existantes, mais de la conception sous-jacente du nourrisson) démontrée avec éloquence. Une réserve toutefois : si vous ne supportez pas les jeux de mots autour de l'expression "jeter le bébé avec l'eau du bain", la lecture des chapitres de Lécuyer est formellement déconseillée (les apparences portent à croire qu'un livre de psy du développement où "jeter le bébé théorique avec l'eau du bain méthodologique" n'est pas écrit au moins une fois sera interdit de publication, mais là Lécuyer passe -largement- au niveau supérieur).

 Si ce qui fait la richesse du livre et l'intérêt de celui-ci plutôt qu'un autre est la sincérité de l'écriture, où les auteur·ice·s prennent le·a lecteur·ice au sérieux au point de lui faire partager leurs propres difficultés (l'une d'entre eux est juste directrice de recherche au CNRS!), il n'est bien entendu pas uniquement question de ce qui n'est pas maîtrisé, beaucoup de données fiables (mais parfois complexes) sont aimablement mises à disposition sur les sujets évoqués. Un inconvénient majeur est toutefois que les recherches, pointe de la pointe de l'exigence, les plus récentes, datent de 1995 (c'est quand même avant la sortie de l'I-Phone 5, pour dire à quel point c'est antique). On peut difficilement le reprocher aux auteur·ice·s, puisque le tome 1 date de 1994 et le tome 2 de 1996. Je pense donc (d'autant que, si les auteur·ice·s font tant d'efforts pour nous faire partager les acquis les plus récents, c'est que la discipline évolue vite, très vite) qu'il aurait été beaucoup plus malin d'acheter Le développement du nourrisson (vous aussi vous percevez quelques similitudes subtiles entre les deux titres?), lui aussi dirigé par Lécuyer, mais qui date de 2005, plutôt que d'acheter (d'occasion!) (cher!!) (stabyloté!!!) les deux tomes que je viens de présenter.

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