mardi 16 décembre 2014

Les Nourritures affectives, de Boris Cyrulnik




 Utilisant la méthodologie (le plus souvent) de l'éthologie, Boris Cyrulnik dresse un portrait de l'être humain avec, semble-t-il, la volonté d'identifier le sens de la vie (les "idées qui brodent une existence humaine").

 Le récit, s'il s'achève aux portes du décès (les individus "qui toute leur vie auront vécus dans l'affection, la sécurité et l'aventure sociale, vivront intensément les cent-vingt ans de leurs promesses génétiques"), démarre bien avant la naissance, avec les enjeux de la rencontre des parents. Chacun envoie à l'autre un ensemble de signes, que ce soit à travers l'histoire familiale et le statut social, les vêtements, l'attitude, ou même la pilosité (cheveux, moustache... entre autres) ou l'univers olfactif (l'être humain, contrairement au chien par exemple qui a pourtant un meilleur odorat, se donne beaucoup de peine pour dissimuler les odeurs corporelles) : même en dehors du cas extrême du mariage arrangé, la rencontre et son résultat ne relèvent pas toujours autant de la coïncidence qu'on ne pourrait le croire. L'insémination artificielle est bien sûr également évoquée. En faisant commencer l'histoire de l'individu à la rencontre de ses géniteurs, Cyrulnik annonce déjà implicitement le thème de la construction du récit. S'ensuit un chapitre où le neurologue prendra (un peu) le dessus sur l'éthologue, qui parlera cette fois-ci de la vie du fœtus : la vie, en effet, commence avant la naissance, et le fœtus, avant de sortir du ventre de sa mère, a déjà développé des compétences surprenantes (vue, ouïe, odorat, mémoire à court terme, …). On peut même identifier des éléments de personnalité ("A la vingt-sixième semaine, les profils comportementaux sont déjà différents d'un fœtus à l'autre. Certains bébés sont très suceurs, d'autres peu. Certains sont terriblement gambadeurs (956 mouvements par jour), d'autres très calmes (56 mouvements par jour)" ). "Il sursaute, cligne des paupières, explore et goûte quand sa mère chantonne". Une fois né, l'enfant est membre d'une famille, plus largement d'une société, qui participeront aussi à la constitution de son identité. L'enfant adopté aura la possibilité de s'inventer des parents idéaux, et les rencontres qui ont réellement lieu sont souvent source de déception. Grandir avec une identité trop vague pousse à s'en construire une, alors que se sentir membre d'une communauté fournit un rôle implicite. Quand la fin de la vie approche, le thème de la construction du récit reste présent, la personne âgée revient bien sur son passé, mais pas d'une façon aussi linéaire qu'on ne pourrait le croire ("la vieillesse n'est pas le résumé du drame en trois actes de notre existence"). La mémoire prend plutôt la forme d'un palimpseste (parchemin recouvert de plusieurs couches d'écriture, dont on a effacé les plus anciennes pour pouvoir réécrire dessus... enfin, moi, je savais parfaitement ce que c'était, je n'ai pas du tout eu besoin de regarder sur un moteur de recherche) : qu'il y ait ou non troubles cognitifs, l'entourage comme la personne âgée elle-même pourront être surpris par la couche de souvenirs qui ressortira plus que les autres. Ainsi, une personne très âgée, secouée par un cambriolage, demande, terrifiée, à être protégée contre des violeurs. La demande est plutôt accueillie par de la dérision : le cambrioleur n'a pas dû trouver urgent de se précipiter sur cette femme de 78 ans (leur présupposé n'est pas si pertinent que ça : la vulnérabilité, en soi, augmente beaucoup les risques de viol, bien plus que l'attractivité physique). Seulement, "sa famille apprit avec étonnement qu'elle avait été violée à l'âge de 15 ans et qu'elle n'avait jamais eu la force d'en parler". Un autre s'étonne de repenser régulièrement au vol très ancien de sa voiture : lui-même ne pensait pas que ça l'avait marqué. Ces souvenirs sont l'occasion de donner un sens au passé ("les réminiscences font souffrir de manière détournée et quand elle ne servent pas à faire un récit, elles martyrisent le corps"). Cependant, même si "empêcher le récit d'un âgé, c'est l'empêcher de prendre sa place, c'est l'exclure, c'est l'isoler affectivement et socialement", certains récits ne peuvent être racontés, car personne ne peut les entendre. Cyrulnik donne l'exemple d'un vigneron traumatisé par une bataille en Algérie : l'ennemi, parfait connaisseur du terrain, avait fait en sorte de séparer son bataillon en deux et de faire chaque côté tirer sur l'autre, lui a vu les autres tomber autour de lui avec la certitude qu'il allait mourir à son tour. L'armée l'a invité à éviter de mentionner cet épisode pas assez héroïque, et ses proches lui ont reproché d'avoir passé des vacances en Algérie, au service des colons, pendant qu'eux travaillaient dur. Il n'a donc pu parler de cet événement pourtant traumatisant que des années plus tard, à son psychiatre (un certain Boris C... quelque chose) : "pour prendre sa place dans un groupe, on doit donc faire le récit que ce groupe est capable d'entendre".

 Boris Cyrulnik parle aussi de deux éléments particulièrement constitutifs de la société : la violence et l'inceste. Dans les deux cas, la problématique de la distance est centrale ("pour que la violence de l'un s'impose à l'autre comme un contresens émotionnel, il faut qu'il n'y ait pas de représentation du monde de l'autre et qu'une absence de communication empêche la contagion des émotions et des idées", "tout objet ne peut pas devenir sexuel. Le partenaire doit posséder une forme ni trop semblable, ni trop différente, ni trop lointaine"). Quand on achète un poulpe au supermarché, on n'est pas préoccupé par le fait de bénéficier du meurtre d'animaux qui "pensent, agencent des problèmes, trouvent des solutions et s'attachent à leurs petits". La distance peut parfois être introduite artificiellement, au nom de l'intérêt général bien sûr, comme la science ("ayant expérimenté sur des animaux parce qu'ils n'ont pas d'âme et sont différents par nature, ces chercheurs appliquent leurs conclusions aux hommes, comme s'ils étaient analogues après avoir été différents")... ou l'effort de guerre (y compris quand ce sont des civil·le·s qu'il s'agit de massacrer). La promiscuité peut également être source de violence, contre les autres (une société de rats, enfermée dans une cage, devenait désorganisée, les membres s'agressant entre eux et les mères abandonnant leurs petits à la naissance, dès que la population dépassait un certain seuil, avant de retrouver un comportement normal) ou contre soi-même (l'ours enfermé dans une cage se frottant le museau jusqu'au sang, le rituel, à fonction apaisante, devenant contreproductif). En ce qui concerne l'inceste, Boris Cyrulnik, qui a déjà coécrit un livre sur le sujet avec Françoise Héritier et Aldo Naouri, revient beaucoup au complexe d'Oedipe, tout en différenciant très clairement le phénomène psychique du passage à l'acte ("l'Oedipe n'est pas l'inceste. Le petit garçon qui demande sa mère en mariage structure son affectivité et non pas sa sexualité"). L'interdit de l'inceste contribue à définir la famille, donc la société ("si une loi autorisait l'inceste mère-fils, je suis prêt à parier que cette permission légale ne modifierait pas les comportements sexuels"). Comme je l'ai dit plus haut, selon Cyrulnik le modèle explicatif principal de l'inceste est le manque de distance ("il n'y a pas d'émotion à toucher l'autre, comme si c'était soi-même, et, dans ce cas, on se demande pourquoi il y aurait un interdit à toucher son propre corps"), ce qui éclairerait entre autres des comportements incestueux chez les sujets atteints d'une pathologie qui empêche de se différencier de l'autre (schizophrénie, Alzheimer, ...). En plus de contraster avec l'analyse plus récente et bien plus solide de Dorothée Dussy , qui précisément travaille à partir du passage à l'acte et non de l'interdit et des représentations qu'il implique (pour elle, il s'agit d'abord d'une expression de domination particulièrement totale et violente), l'approche parfois extrêmement détendue de l'auteur (qui utilise d'ailleurs surtout comme illustration des incestes mère/fils) a de quoi faire grincer des dents ("La société ignore tout de ces trames familiales, joviales, amoureuses ou tragiques, mais toujours secrètes") d'autant qu'elle contraste, c'est le moins qu'on puisse dire, avec les témoignages de victimes.

 Vous l'aurez constaté, l'approche est très pluridisciplinaire, du développement sensoriel du fœtus aux interdits constitutifs de la société, en passant par les conditions du bon vieillissement chez le chien (si si!). Et, alors que pour l'essentiel les informations sont très documentées et des sources précises citées, d'autres fois sont écrites des généralités aussi absurdes qu'affligeantes, qu'il faut relire plusieurs fois pour s'assurer que l'auteur a bien écrit ça, en cherchant désespérément un indice qui annoncerait qu'il plaisante (du coup on ne sait pas trop quoi penser des phrases intermédiaires, comme "les âgés vivant en institution se rappellent davantage les faits anciens que les faits récents, à l'inverse des sujets demeurant à leur domicile" : il dit ça parce que ça sonne bien, ou il a de solides raisons de le croire?). Petit florilège :
"Les petits Occidentaux aujourd'hui ne savent pas qui est leur père. Ils connaissent la biographie de Balzac, de Marx ou de Michel Platini, mais ne savent pas que leur père a une histoire, ils ne peuvent pas constituer leur génogramme, ni même dire quel est son métier." Je ne sais pas ce qui manque le plus de crédibilité : que les petits occidentaux ne sachent pas quel métier fait leur père, ou que les enfants d'aujourd'hui (en 2000) soient des experts de la vie de Platini, qui n'est pourtant pas pour grand chose dans le célébrissime "3-0" qui a eu lieu 2 ans avant (et si des profs de français passent par là, j'attends avec impatience leurs lumières sur la connaissance encyclopédique de la vie de Balzac par leurs élèves). On peut par ailleurs rêver, au moment où des ouvriers meurent sur les chantiers au Qatar pour préparer les stades de la Coupe du Monde, que Platini connaisse un peu mieux Marx, mais c'est un autre sujet.
"Comment vont-ils raconter l'histoire d'un père transparent, d'une mère débordée, d'une école morose et d'une anxiété monstre, sans commémorations ni fêtes?" Eh oui, tous les pères du monde sont désormais transparents, ce qui est bien pratique pour être agent secret mais n'est pas sans inconvénients, par exemple depuis la naissance de ma fille aînée je n'ose plus m'asseoir dans le métro car les gens s'assoient systématiquement sur moi, c'est très inconfortable et en plus je me fais engueuler. Les mères sont aussi, c'est un cauchemar, devenues débordées du jour au lendemain, alors que quand la contraception existait peu et que la participation aux tâches ménagères était encore plus inégalitaire, elles avaient un temps libre indécent une fois qu'elles avaient fini de s'occuper de leurs 6 enfants (un de plus si on compte le mari) et en étaient réduites à faire des études de chirurgie et du sport de haut niveau pour ne pas trop s'ennuyer. Et, alors que le quotidien d'aujourd'hui est morne et gris, avant, tous les jours (mais surtout les jours d'école et les jours de commémoration) tenaient de la comédie musicale.
"Pendant les guerres il n'y a plus d'insomnie parce que les rythmes sociaux sont parfaitement synchronisés". Les alarmes et les bombardements étaient d'ailleurs particulièrement propices à l'ambiance sereine propre aux temps de guerre, et l'incertitude du retour des proches qui sont au front donnait à la vie un piment qui manque un peu aujourd'hui.
On continue? "Le Code Civil parlait alors de la "puissance paternelle". Dans sa grande tolérance, il a dû, sous la pression des féministes, remplacer cette belle expression par celle d' "autorité parentale" qui, à peine décrétée, devint désuète" (les méchantes féministes et leurs fameux ciseaux...).
"La simple présence du père donne à la femme une place affective différente : c'est aussi la femme du père, elle n'est pas consacrée aux besoins physiques de l'enfant, elle peut aussi ressentir des plaisirs différents des siens." Oui, parce que comme la femme n'a pas d'identité (il l'a expliqué plus haut : la société moderne lui intime de ne pas construire de famille au nom de l'indépendance alors qu'elle a tellement besoin d'un soutien masculin, et pour une raison inconnue une femme ne peut pas fonder une famille ET s'épanouir personnellement et professionnellement, les hommes n'étant pas, on ne sait pas non plus pourquoi, concernés par ces problèmes), elle n'existe que soit pour son mari et ses enfants, soit uniquement pour ses enfants, ce qui n'est bien sûr pas un problème pour elle mais peut l'être pour les enfants en question.
 Si le "c'était mieux avant" (alors que, comme le rappelle GiedRé, "avant il y avait les 2b3") niais et très mal argumenté au mieux fait sourire et au pire agace, la légèreté est, justement, bien moins légère, quand elle est au service d'un discours sexiste plus que douteux, qui confirme la mauvaise impression donnée par la plaisanterie faite au début du livre (à propos de Lacan, spécialiste du fétichisme des étoffes, qui les collectionnait lui-même) "la perversion des étoffes n'existe pas, sinon toutes les femmes en seraient atteintes", qu'on avait plutôt envie d'oublier.

J'ai consacré par mal de place à ces extraits étranges, parce que le malaise est réel, mais quantitativement leur présence est infime, et le livre n'est par ailleurs pas dénué d'intérêt, que ce soit pour l'originalité de l'approche éthologique ou le thème de la construction du récit. Leur présence en est d'autant moins indispensable.

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