mardi 10 février 2015

Les âmes blessées, de Boris Cyrulnik



 Après Sauve toi, la vie t'appelle où il raconte le début de sa vie, de son enfance à ses études de médecine, Boris Cyrulnik raconte, dans le tome 2 de ses mémoires, son parcours théorique ("mes rencontres avec cet objet étrange que l'on appelle "psychiatrie" ").

 Il a beaucoup de choses a raconter : lui qui a vu pour de vrai des asiles où les patient·e·s étaient enfermé·e·s à clef et dormaient sur de la paille, qui a assisté pour de vrai à une lobotomie, a aussi assisté à l'essor des progrès pharmacologiques, de l'influence de la psychanalyse, de la théorie de l'attachement, des explications sociologiques, … Le livre est très documenté, mais ce sont surtout des histoires de rencontres, d'alliances, d'oppositions, qui vont être racontées. C'est presque une version parallèle de De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (d'ailleurs explicitement mentionné) qui est offerte aux lecteur·ice·s : les modèles théoriques, les explications proposées par les chercheur·se·s, ne sortent pas de nulle part, ont en grande partie une origine idéologique ("tout choix théorique est un aveu autobiographique", "vous pensez bien que, dans les sciences floues comme la neurologie et dans les sciences incertaines comme la psychiatrie, il n'est pas facile de faire la distinction entre un objet de science et un objet de croyance"). Cyrulnik a donc été confronté à un certain nombre d'explications de la folie (déséquilibre ou lésion neurologique, morale douteuse, traumatisme inconscient, mauvaise génétique ou enfance difficile - "Les éducateurs qui nous accompagnaient nous ont expliqué que ces enfants avaient été abandonnés parce qu'ils étaient autistes ou encéphalopathes. Nous avons répondu qu'ils paraissaient autistes ou encéphalopathes parce qu'ils avaient été abandonnés" -, capitalisme - "pendant quelques années, les étudiants ont dû lire des livres où on leur expliquait que le capitalisme était la cause de la schizophrénie"-, …). Il a d'ailleurs rencontré un certain nombre d'internes qui, avant d'avoir rencontré le·a moindre patient·e en psychiatrie, étaient convaincu·e·s de détenir la vérité absolue sur la cause des troubles (avec, cela va de soi, une vérité par interne). S'il parle plutôt avec amusement de l'assurance quelque peu injustifiée de ces étudiant·e·s ("tous avaient raison, mais ce savoir fragmenté donnait des certitudes qui empêchaient de comprendre"), en particulier de l'une qui s'étonnait qu'un patient soit toujours schizophrène alors que la veille elle lui avait donné la dose qu'il fallait du médicament qu'il fallait, il est moins indulgent avec les chercheur·se·s plus établi·e·s, et parle de pensée totalitaire pour désigner la pensée qui désigne d'office une cause unique à tous les maux ("lorsqu'une spécialité est coupée des autres, les scientifiques ont tendance à penser que leur découverte est totalement explicative", "Le savoir morcelé est une facilité de pensée pour ceux qui veulent faire une carrière en faisant partie des meilleurs spécialistes qui accumulent les informations sur un tout petit sujet. Mais l'interprétation de données éparses est préférable pour ceux qui veulent comprendre et soigner").

 Boris Cyrulnik a d'ailleurs eu l'occasion de faire une démonstration de son dogmatisme à une audience particulièrement dogmatique, en faisant une conférence illustrée de citations... dont il avait changé le nom des auteur·ice·s. Le résultat avait l'air de valoir le détour ("j'ai prétendu que Lacan avait écrit : "Je murmure encore un langage d'ailleurs", les partisans de Debray-Ritzen ont éclaté d'un rire sarcastique pour ce joli vers d'Aragon. Puis j'ai "cité" Debray-Ritzen, le vil organiciste qui a écrit que "l'organisation de la vie psychique […] est tout à fait détruite par des processus organiques" ; aussitôt les lacaniens ont hué cette phrase de Lacan"), mais a laissé amer l'auteur du canular ("j'ai vu des gens que j'estimais tomber dans ce piège indécent", "ils défendaient le nom et non pas l'idée", "je pense qu'il m'est arrivé de réagir ainsi, j'en ai peur, c'est tellement facile, ça évite de penser et on se fait des amis"). Il parle aussi, bien entendu, des obstacles qu'il a lui-même rencontré lorsqu'il a proposé des approches originales. Ainsi, la tentative de faire profiter la psychiatrie des recherches et de la méthodologie de l'éthologie (ce qui a entre autres débouché, accessoirement, sur l'incontournable théorie de l'attachement) a subi des objections virulentes, que ce soit par indignation qu'on puisse vouloir comparer l'être humain et l'animal, au nom de la pensée lacanienne (alors que Lacan lui-même s'était intéressé de près à l'éthologie et lui doit en partie ses travaux sur le miroir) ou encore du fait d'une trop grande complaisance de Konrad Lorenz, grand ethologue, envers le régime nazi. Bien plus tard, le concept de résilience a lui aussi connu une certaine adversité, basée en grande partie sur des contresens (mais bon, pour critiquer, on ne va pas non plus prendre la peine de connaître ce qu'on critique) : dire que dans certaines conditions des enfants qui ont subi la guerre ou des violences physiques ou sexuelles de la part de leurs parents peuvent avoir ensuite une vie épanouissante sous-entendrait que ce qu'ils ont subi n'est pas grave, le concept existerait déjà en psychanalyse (sauf que la ressource aide à affronter une situation difficile, la résilience permet de s'en remettre, ce sont donc bien deux concepts distincts), … Cyrulnik est plus indulgent avec Alice Miller, très réticente au concept "mais au moins, avec elle, on pouvait discuter" (ce qui ne l'empêche pas de l'allumer discrètement au début du livre, sans la nommer - "on trouve encore des auteurs qui expliquent que le nazisme a existé parce que le petit Adolphe a reçu des fessées"- ). La critique de l'adversité n'empêche pas d'accepter des remises en question du concept : l'auteur ne s'estime pas dispensé de sa propre critique du dogmatisme ("Ma formation médicale m'a habitué à dépister les effets secondaires d'un réel progrès. Il a fallu faire pour la résilience ce que l'on doit faire pour toute innovation médicale, psychologique ou technique"). Il parle donc certes d'oppositions, de dogmatisme, mais il parle aussi énormément de rencontres ("Aucun chercheur ne peut à lui seul travailler et connaître toutes ces disciplines. S'il veut comprendre et aider, il est contraint à la rencontre, ce qui est un grand bonheur") : qui eût suspecté que la psychiatrie et la psychologie clinique aient une telle dette envers des séances d'œnologie, ou à des discussions enthousiastes dans des villas du sud de la France (bon, aussi des fois dans des colloques très sérieux...). Et la rencontre, il est très clair là-dessus, doit aussi se faire avec des patient·e·s ("Le travail sur le terrain exige une compréhension globale de l'homme, différente de l'attitude rigoureuse et réductionniste des travaux scientifiques", "Un clinicien est contraint à la pluridisciplinarité. Un malade s'assoit près de lui, avec son cerveau, son psychisme, son histoire, sa famille, sa religion et sa culture").

 Mais je vous entends protester d'ici... "On nous aurait menti? C'est supposé être le tome 2 de ses mémoires! D'accord, il parle de lui, mais ça n'a rien à voir avec une œuvre aussi profondément personnelle que Sauve-toi, la vie t'appelle! C'est une visite guidée dans l'histoire de la psychiatrie, certes avec Boris Cyrulnik comme guide, mais de là à parler de récit autobiographique..." Sauf que, précisément, une visite guidée dans l'histoire d'une science, c'est un peu une autobiographie du guide, d'ailleurs Cyrulnik vous l'a déjà dit ("tout choix théorique est un aveu autobiographique"). S'il n'avait pas perdu ses parents dans le génocide organisé par les nazis, s'il n'avait pas failli lui-même en être victime, si, uniquement du fait d'être Juif, il n'avait pas porté le poids, pendant son enfance, de faire risquer leur vie à ses proches et à ses protecteur·ice·s, son approche, du moins sa sensibilité, auraient été différentes ("Une grande partie de ma famille a disparu dans ces lieux où l'on tuait afin d'uniformiser la pensée de ceux qui avaient le pouvoir. Je me suis donc très tôt identifié à ceux qu'on excluait, qu'on entravait ou qu'on enfermait afin que l'ordre règne. Je m'imaginais ouvrant les camps, effondrant les murs et rendant leur liberté à tous les prisonniers", "Pour moi, les véritables aliénés étaient les nazis, dont je rapprochais ceux qui avaient le pouvoir d'enfermer. Cette pensée, simple comme un mécanisme de défense, explique peut-être pourquoi, depuis le lycée, j'ai toujours été réticent aux théories qui mènent au pouvoir, qu'elles soient politiques, culturelles ou scientifiques"). Aurait-il été aussi viscéralement indigné par la complaisance à condamner les enfants et adolescents en souffrance ("Les mongoliens, il n'y a rien à faire. C'est chromosomique", "Regardez d'où ils viennent, comment voulez-vous qu'ils s'en sortent?", "J'ai eu sa mère quand elle a été abandonnée, j'aurai sa fille dans vingt ans quand, à son tour, elle abandonnera son enfant", " "Il a été maltraité par son père, il maltraitera ses enfants quand il deviendra père." Beaucoup d'adultes qui ont subi une telle enfance m'ont dit : "J'ai été plus maltraité par cette phrase que par les coups de mon père." Certains se sont suicidés pour ne pas reproduire la malédiction"), ce qui l'a amené à autant faire avancer les connaissances sur la résilience, si une enseignante n'avait pas éclaté de rire en apprenant qu'il voulait devenir médecin?

 S'il reconnaît les problèmes qui persistent dans le domaine de la psychiatrie (l'hostilité envers l'industrie pharmaceutique "légitimée par quelques excès", le fait que le DSM, surnommé "bible des psychiatres", soit en fait beaucoup plus utile, entre autres, "aux compagnies d'assurance" -mais aussi "aux épidémiologistes et à l'évaluation des médicaments", ce qui peut quand même servir-), le livre permet surtout de mesurer les progrès accomplis, et de se souvenir qu'ils n'allaient pas de soi ("Quand on évoque une nouveauté, on bouscule les habitudes de pensées", certaines découvertes capitales ont été faites par accident, …). S'il contient une mise en garde implicite en expliquant que des horreurs passées, institutionnelles, comme la lobotomie ou la violence de l'éducation des jeunes en situation d'exclusion, étaient justifiées rationnellement par des gens très sérieux, il se termine aussi sur une note optimiste en plaçant un espoir plus grand encore dans la génération qui suit que dans la sienne ("les jeunes psychiatres savent faire bouillonner les idées. Je les trouve moins dogmatiques que leurs aînés", "les récits que font ces jeunes sont différents, plus solides, plus simples, moins ambitieux, moins prétentieux que ceux de leurs aînés"), mais est-ce que c'est vraiment une surprise dans un livre écrit par un spécialiste de la résilience? Vous l'aurez compris, c'est un livre à conseiller aux étudiant·e·s et aux chercheur·se·s en psychiatrie et psychologie clinique, aux étudiant·e·s et aux chercheur·se·s dans n'importe quelle science, d'ailleurs, à ceux qui s'intéressent au psychisme, à la science, aux sciences de l'éducation, à l'histoire ou à la résilience en général, … 

4 commentaires:

  1. Bon , faut que je le lise alors ? Je pensais qu'avoir lu un résumé aussi exhaustif et aussi intéressant aurait pu m'en dispenser.

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  2. Bien sûr qu'il faut le lire quand même! Un résumé, ce n'est pas un livre ;)

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  3. Tu sais, tu pourrais mettre un lien Amazon, au moins tu gagnerais un peu de sous parce que tout le travail fait pour ce résumé me donne très envie de l’acheter.
    Et puis non, finalement, j’irais l’acheter dans ma librairie de quartier. Merci pour ce beau boulot :)

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  4. Le lien amazon est une bonne idée et ça pourrait être tentant, mais le gros inconvénient, c'est que les lecteurs du blog ne pourraient pas savoir si quand je recommande un livre (surtout quand j'en fais des tonnes, comme par exemple ici O:) ) c'est parce que j'estime que le livre est recommandable ou si c'est parce que j'ai besoin d'argent...
    Et j'ai aussi une préférence pour les librairies de quartier par rapport à amazon :D, surtout depuis que leurs méthodes de management ont fait un peu de bruit ( http://rue89.nouvelobs.com/2014/03/20/travailles-a-amazon-oh-pauvre-tiens-coup-250821 ) -mais bon, avec mes horaires de travail de nuit, il m'arrive souvent de faire des entorses à ces préférences :/

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