dimanche 12 juillet 2015

The time paradox, de Philip Zimbardo et John Boyd

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 Non, vous n'avez pas rêvé, l'un des deux auteurs est bien Philip Zimbardo, celui de l'expérience de Stanford (sur les gardes et les prisonniers), médiatique chercheur en psychologie sociale (autant qu'un·e chercheur·se en psychologie sociale puisse être médiatique) depuis quelques millions d'années, et vous vous demandez peut-être ce qu'il vient faire là. Si le livre est clairement plutôt orienté sur une perspective clinique de la psychologie, certaines recherches en psychologie sociale ont pourtant poussé Zimbardo à s'intéresser à la perception du temps, en particulier l'expérience de Stanford (les prisonniers ayant la sensation que le temps s'écoule particulièrement lentement, amplifiant d'autant leur souffrance... on peut faire le lien avec la garde à vue en France) ou les recherches sur les auteurs d'attentats suicide. En dehors de ça, vous imaginez bien que le thème m'a interpellé : j'ai souvent fait état ici de mes problèmes avec le temps, en particulier à l'approche des partiels...

 La problématique du livre est introduite pour le moins brusquement, par un voyage dans la Crypte des Moines Capucins de Sante Maria della Concezzione, décorée d'ossements humains et ornée de l'inscription : "Ce que vous êtes, ils l'ont été. Ce qu'ils sont, vous le serez". Je mets fin au suspense tout de suite : les auteurs n'apportent pas de solutions à ce problème pourtant bien embêtant. L'outil principalement utilisé pour expliquer comment optimiser notre perception du temps est sa division en six dimensions, que vous pouvez mesurer (le résultat est noté sur 5) par un test en ligne (et, hélas, en anglais seulement) : http://www.thetimeparadox.com/zimbardo-time-perspective-inventory/ . Je vous fais partager mes propres scores (d'ailleurs, je serais curieux de les comparer à mes scores avant d'entrer en fac de psycho, et après l'obtention du Master 2 à supposer que je l'obtienne un jour), que vous pourrez vendre une fortune à un magazine people quand je serai devenu une star :
Passé-négatif : 2,20
Passé-positif : 2,89
Présent-hédoniste : 3,33
Présent-fataliste : 2,33
Futur : 3,62
Futur-transcendantal : 1,50

 Selon les recherches des auteurs (leurs scores sont tout comme il faut quand il les dévoilent, ce qui est d'autant plus surprenant que, du fait qu'ils aient élaboré le test, ce n'est pas du tout, mais alors pas du tout biaisé), l'idéal est d'avoir un score très élevé en passé-positif, élevé mais pas trop en futur et en présent-hédoniste, bas en passé-négatif et en présent-fataliste ("Travaillez à fond quand c'est le moment de travailler. Amusez-vous à fond quand c'est le moment de vous amuser. Profitez des vieilles histoires que vous raconte Mamie tant qu'elle est encore en vie."). Bon, ça va quand même être plus clair si j'explique ce que veulent dire ces drôles de termes.

 La perspective passé-négatif est le fait de ressasser les événements douloureux du passé, et de les considérer comme déterminants (se souvenir d'un conflit et en déduire que la personne concernée nous déteste, se souvenir d'un échec et y voir la preuve qu'on est nul·le, …). Les auteurs confirment, pour celles et ceux qui en douteraient, que c'est plutôt un obstacle à la joie de vivre (dépression, agressivité, instabilité émotionnelle plus élevées, moins d'énergie et d'estime de soi, …) et proposent des solutions sans prétendre qu'elles soient faciles ("Ceux qui subissent des événements difficiles mais s'en souviennent de façon positive peuvent devenir résilients et optimistes", "Les attitudes négatives peuvent être dues à l'expérience bien réelle d'événements négatifs ou à la reconstruction négative actuelle d'événements passés qui ont pu être bénins. Si personne ne peut changer les événements du passé, tout le monde peut changer ses attitudes et croyances envers ces événements", "Ce qui est vraiment arrivé est important, la façon dont vous interprétez et codez les événements et leur donnez un sens émotionnel l'est aussi",  …). Philip Zimbardo raconte par exemple qu'à cinq ans, il a été hospitalisé cinq mois pour une coqueluche et une double-pneumonie, avec un timing assez améliorable puisqu'à l'époque (1939), les sulfamides et la pénicilline n'existant pas, il n'y avait pas spécialement de traitement : l'hospitalisation était plutôt une mise en quarantaine (enfin, une mise en quarantaine d'avec les gens pas malades, parce que les enfants malades étaient entassés dans la même salle et pouvaient joyeusement s'entre-contaminer), et si, quand un lit devenait vide le matin, l'infirmière expliquait aux autres enfants que leur ami était rentré chez lui, elle oubliait de précisait que "chez lui", c'était désormais un minuscule appartement 1 pièce en sous-sol. De ces moments terribles, Zimbardo a pourtant aussi retenu qu'il avait fait partie des survivant·e·s, qu'il s'était fait des ami·e·s avec lesquel·le·s il avait inventé des jeux (parce qu'il n'y avait pas non plus des dizaines d'activités possibles à la base), qu'il y avait appris à lire et à écrire avant d'aller à l'école, ...

 La perspective passé-positif consiste à revivre mentalement les plaisirs du passé, être nostalgique, interpréter le passé comme positif (éventuellement écrire ses mémoires), conserver les traditions, se renseigner sur l'histoire familiale, ... L'intérêt est de donner un sens à sa propre existence en s'inscrivant dans une histoire familiale, culturelle, de créer un pont avec le présent et l'avenir, ...

 La perspective présent-hédoniste est forte chez ceux et celles qui apprécient le moment présent, ce qui est plutôt sympathique quand ce n'est pas au détriment du reste... aimer avoir des sensations, ça peut aussi passer par trop dépenser au goût de son ou sa banquier·ère, arriver souvent en retard, boire plus que de raison, ne pas s'embêter avec un préservatif, ...

 Celle et ceux qui ont un score élevé sur la perspective présent-fataliste peuvent avoir des comportements semblables, mais sont plus guidé·e·s par un sentiment d'impuissance que par la joie de vivre et la recherche de plaisir intense à court terme. Etre très axé·e sur la perspective présent-hédoniste a des inconvénients mais aussi des avantages, la perspective présent-fataliste en a beaucoup moins.

 La perspective futur concerne la tendance à se préoccuper de l'avenir, à accepter des récompenses différées, à s'inquiéter des conséquences de ses actes. Un score élevé sur cette perspective veut généralement dire une meilleure santé, un meilleur niveau de vie, mais, comme pour la perspective présent-hédoniste, n'a pas que des avantages : regarder devant soi c'est mieux, regarder où on est ça peut servir aussi ("Beaucoup de futurs sont des control freak qui se mettent dans un état impossible quand ça ne va pas comme ils veulent et ont peur que des choses négatives arrivent ou que des choses positives n'arrivent pas", "Un point de suture fait dans les temps peut éviter d'en avoir neuf à faire. Le sacrifice de soi, toutefois, n'est pas une stratégie pertinente sur une durée de plusieurs années. A un certain stade, ça cesse d'être une stratégie pour devenir un mode de vie").

  La perspective futur-transcendantale désigne la perspective de la vie après la mort. Cette notion a été créée après les autres, c'est probablement pour ça qu'elle est évaluée sur un questionnaire séparé (http://www.thetimeparadox.com/transcendental-future-time-perspective-inventory/ ). Les auteurs s'en sont préoccupés au cours de leurs recherches sur les attentats suicide de terroristes, en supposant qu'il y avait quelque chose à comprendre au niveau de la perception du temps qui pourrait compléter les modèles explicatifs existants (qui sont détaillés dans le chapitre sur le futur transcendantal du livre mais aussi bien sûr dans The Lucifer Effect, même si j'en parle pas spécialement dans mon résumé parce que je peux pas non plus parler de tout). Cette stratégie militaire, qui a l'avantage d'être économique (pas de trajet retour à prévoir, faible risque de captivité donc de partage d'informations, ...), ne peut par définition être acceptée par ceux qui vont faire le sacrifice que s'ils espèrent une récompense posthume, ce qui est favorisé certes un peu par la religion (et encore... "les porteurs de ceinture d'explosifs tendent en effet à être religieux, mais certaines données indique qu'en règle générale, il ne sont pas plus religieux que d'autres membres de leur société") mais aussi, selon les auteurs, par un contexte géo-politique qui laisse peu d'espace aux autres perspectives temporelles (passé et présent d'oppression, sentiment d'impuissance en ce qui concerne l'avenir, ...). A l'heure où la perspective de la fin du monde fait partie intégrante de la propagande de recrutement d'une armée qui s'autoproclame Etat Islamique (c'est bien expliqué entre autres dans cet article très détaillé sur le sujet, par contre, comme le livre que je suis en train de résumer, c'est en anglais... mille excuses... une partie de cette émission en parle aussi, cette fois en français, mais c'est payant), leur explication semble malheureusement pertinente. Si c'est un phénomène tragique qui a amené les auteurs à travailler sur le futur transcendantal, cette perspective a aussi des aspects positifs, comme la croyance dans la vie après la mort qui donne dans une certaine mesure un sentiment d'immortalité ou encore, du fait que ça veut aussi dire se préoccuper des générations futures (bon, dans leur questionnaire, pas trop quand même), pousse par exemple à un plus grand respect de la planète. 

 L'essentiel du livre, dont l'objet est quand même d'avoir des préoccupations pratiques, concernera l'équilibre entre présent et futur, au niveau personnel mais aussi interpersonnel. Les auteurs estiment par exemple que, les décisions collectives étant en général prises par des gens tournés vers le futur (puisqu'ils se préoccupent plus de leur carrière, donc possèdent en règle générale les postes importants quel que soit le domaine), elles ne sont pas pertinentes pour les gens tournés vers le présent : si expliquer que fumer c'est mauvais pour la santé a une efficacité proche de zéro même quand on met une fortune pour faire une super campagne de prévention, c'est parce que les futurs de toutes façons sont réticents à fumer, et que les présents se sentent moins concerné·e·s par une dépendance ou un cancer qui viendront plus tard peut-être que par le plaisir de fumer, si augmenter la sévérité de la justice ne fait pas baisser la délinquance, c'est parce que les délinquant·e·s auront tendance à ne se préoccuper de la justice que lorsqu'iels seront dans le tribunal, ... Les difficultés de communication entre présent et futur peuvent également s'infiltrer au sein du couple et mettre en péril la vie conjugale, d'autant plus que la source du problème ne sera pas forcément identifiée (surtout dans les couples hétérosexuels selon les auteurs, parce que les couples d'hommes seront plus tournés vers le présent et les couples de femmes plus tournés vers l'avenir... ... ... gné? une étude au moins pour justifier ça? ben non, pourquoi faire, on va pas s'embêter avec une étude alors qu'on a déjà un cliché...). Comme dans l'exemple que je viens de donner, les descriptions de gens qui tendent à être tournés vers le présent et tournés vers le futur laissent parfois perplexe... On en a un avant-goût quand les auteurs expliquent que l'équipe de football du Ghana, pays pauvre mais passionné par ce sport, qui jouait "avec férocité et grâce, faisant preuve de créativité athlétique autant que d'un mépris ouvert pour la discipline, l'ordre et la coordination", incarnant "les plaisirs de vivre une vie relâchée, présent-hédoniste", est devenue une équipe parmi les meilleures du monde en recrutant comme entraîneur le Serbe Ratomir Dujkovic qui, en bon Européen, a mis de l'ordre dans tout ça.  D'autres justifications, des éléments plus précis qu'un alignement de clichés en dehors de déclarations de l'entraîneur, d'autres faits mesurables que les résultats à la Coupe du Monde 2006? Bonne nouvelle pour mes lecteur·ice·s qui prévoient de faire de la recherche en psy sociale ou qui en font : lire L'Equipe, c'est un recueil de données parfaitement acceptable, c'est un chercheur de l'Université de Stanford qui vous le dit! C'est quand même super bon à savoir si vous êtes très juste niveau délai. Je comprends mieux comment les auteurs ont pu écrire plus tôt que leurs tests ont été validés "aux Etats-Unis, en France, en Espagne, au Brésil, en Italie, en Russie, en Lithuanie, en Afrique et dans d'autres pays" (un conseil, si vous voyez un livre de géographie écrit par Boyd et Zimbardo, ne l'achetez pas!). J'ai plusieurs fois arrêté ma lecture pour regarder la couverture, pour vérifier que je n'étais pas en train de lire Tintin au Congo. Enfin, il fallait bien un tel échauffement avant de se voir expliquer qu' "on devient tourné vers le futur en naissant au bon endroit et au bon moment", ce qui inclut entre autres vivre dans une famille et un contexte géopolitique stable, faire des études supérieures (en même temps, on fait aussi des études supérieures parce qu'on est tourné vers le futur à la base, si j'ai suivi), vivre en milieu tempéré parce qu'en milieu tropical doux la vie est trop confortable (je vous jure que je ne plaisante pas, ils ont vraiment écrit ça!), être protestant ou juif (bon ça à la limite ils l'ont testé, en comparant les résultats au ZPTI selon les religions), avoir un travail (mais faire du sport, non, tant pis si ça implique de l'assiduité et une volonté certaine les jours où l'appel du canapé se fait plus séduisant encore que ne le serait l'appel d'un ticket de loto gagnant... et élever des enfants non plus -sauf j'imagine ceux des autres parce que là c'est un métier-, c'est vrai qu'élever des enfants c'est le truc typique où il n'y a jamais rien à anticiper et où la vie n'est qu'une suite infinie de plaisirs immédiats... dans l'univers de Boyd et Zimbardo, les mères au foyer passent leurs journées à prendre l'apéro et jouer de la guitare -ah ben non, pas de la guitare, c'est trop compliqué- avec les sportif·ve·s de haut niveau, les athées et les musulman·e·s). Ils aiment tellement les clichés qu'ils balancent, au moment où ils parlent de la chute d'une entreprise qui a grossi trop vite parce que la temporalité de la Bourse n'est pas celle de la prospérité, que ce n'est pas étonnant que ce soit une femme qui ait tenté de tirer la sonnette d'alarme en interne parce que les femmes sont plus tournées vers le futur! Bon, alors on reprend les bases (par exemple, c'est ultra bien expliqué -dans le livre, dans le résumé je sais pas- ): les individus, ce n'est pas des statistiques. Par exemple, c'est un fait que les hommes sont en moyenne plus grands que les femmes. Pourtant, je peux personnellement vous le confirmer de façon très très sûre, ça ne veut vraiment pas dire que si vous prenez un homme et une femme au hasard dans la population, l'homme sera plus grand que la femme, et ce parce que, c'est dingue, les gens sont différents entre eux! Dans le comité de direction (donc normalement tou·te·s très tourné·e·s vers le futur à la base) d'une entreprise qui fonce dans le mur et appuie sur l'accélérateur, on peut imaginer que d'autres critères que le port d'ovaires ou non agit sur les comportements individuels, même si quand on a très peu d'infos on est tenté de se contenter des infos qu'on a pour expliquer ce qui se passe. C'est quand même dommage que les auteurs n'aient pas une formation universitaire en psychologie sociale, parce que sinon ils maîtriseraient ce genre de truc sur le bout des doigts. Bon, je râle mais d'autres moyens sont donnés pour consacrer plus d'attention à l'avenir (porter une montre, se donner des objectifs précis à court et moyen terme, remplir un bol de choses tentantes -chocolats, ...- et se le réserver pour plus tard, lire de la science-fiction -???-, prendre des rendez-vous pour des bilans médicaux, ...), ou au présent (plaisanter, faire de la méditation, du yoga ou de la randonnée, perdre du temps en faisant volontairement des trucs qui ne servent à rien, accepter les invitations, ...).

 En dehors de ces conseils plus généraux, des chapitres sont consacrés à l'application des perspectives temporelles dans des contextes précis : la vie de couple, l'investissement financier, la politique (le fait que le·a candidat·e qui veut garder sa place a intérêt à axer sa campagne sur le passé, et son adversaire sur l'avenir, explique le succès de slogans comme "Yes we can" ou "Le changement c'est maintenant"), la santé, le bonheur, ... L'approche est originale, et rendue opérationnelle par un test qu'on peut même faire en ligne. Je laisse le soin aux chercheur·se·s et aux clinicien·ne·s de dire à l'usage si c'est un outil théorique précieux ou un gadget.

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