Si l'Approche Centrée
sur la Personne est surtout connue pour être une méthode de
thérapie/de développement personnel, ses enjeux dépassent
largement le cabinet du oude la thérapeute. Et, si Carl Rogers semble par
ailleurs fortement intéressé par ce sujet, force est de constater
que le domaine de l'éducation est particulièrement pertinent pour y
transmettre les valeurs d'épanouissement, de liberté individuelle,
de développement de l'empathie et du sens de l'initiative. La 3ème
édition de ce livre ayant été réalisée après le décès de
Rogers, elle a été complétée par Jerome Freiberg, professeur de
sciences de l'éducation qui a enseigné à des enseignant·e·s bien sûr
(c'est souvent le cas, troublante coïncidence, des professeurs de
sciences de l'éducation), mais aussi dans les équivalents
américains de l'école primaire, du lycée, ou encore en prison.
Le contenu du livre est varié mais est surtout
constitué, sous diverses formes, de comptes rendus d'expériences,
que ce soit d'élèves ou d'enseignant·e·s, dans des écoles qui se sont
tournées de différentes façons vers une plus grande implication
des élèves. Si de nombreux témoignages rapporteront la
satisfaction des élèves et des enseignant·e·s, c'est surtout
l'occasion de partager les détails dans les difficultés
rencontrées, dans ce qui a marché, les différents plaisirs et
découragements : ce qui peut ressembler de loin à de la
propagande pour une vision de l'enseignement est en fait axé de façon très terre à terre sur la
pratique. En effet, quand la norme est l'enseignement directif,
mettre l'étudiant·e au centre n'est pas simple, ni pour les
enseignant·e·s... ni pour les élèves, qui sont invité·e·s à prendre des
initiatives et à aller au bout desdites initiatives plutôt que de
s'asseoir et d'attendre les instructions des professeurs. Un
prof d'université, par exemple, était allé trop loin dans le
non-directif et s'était mis en retrait tout de suite après avoir
donné des instructions aux étudiant·e·s, ce qui a généré de la
frustration de part et d'autre et n'a pas conduit aux résultats
espérés. Rogers explique aussi que, si les débuts peuvent être
laborieux, les élèves s'emparent rapidement de l'autonomie donnée,
et qu'il est très imprudent de promettre une marge de manœuvre si
c'est pour la reprendre ensuite. La quantité d'exemples, en plus de
montrer la diversité de situations auxquelles l'enseignement
non-directif peut s'appliquer (d'une classe d'école primaire en
train de partir en vrille à un cours de mathématiques extrêmement
technique), a surtout à mon avis le mérite de servir de ressource
aux lecteur·ice·s qui voudrait mettre en place ce type d'enseignement :
les diverses difficultés rencontrées, les différentes solutions
trouvées, seront probablement particulièrement parlantes lors d'une
deuxième lecture, après s'être soi-même confronté·e à la réalité.
L'approche n'est bien entendu pas une formule magique... mais
l'enseignement directif n'en est pas une non plus, et certain·e·s
enseignant·e·s, après avoir constaté des difficultés (élèves par
moments pas très productif·ve·s, apprentissage par cœur au dernier
moment pour passer l'examen collectif imposé), se sont souvenu ou
fait rappeler par les élèves que ces problèmes existaient avant.
Un élément récurrent étant que, au delà de la technique et des
différents "trucs", c'est surtout l'attitude de
l'enseignant·e, sa bienveillance, sa présence, qui va être
primordiale : les étudiant·e·s doivent se sentir accepté·e·s,
accueilli·e·s. Un exemple est donné par Jerome Freiberg à travers une
étude sur les échanges de regard : dans un contexte
d'enseignement directif, les échanges de regard entre enseignant·e et
étudiant·e ont surtout lieu quand il y a un problème (on peut souvent
dire la même chose... du contact des enseignant·e·s avec les parents!), or l'étude
rapportée a mesuré de nombreux effets positifs dans une classe avec
des échanges de regards plus fréquents.
L'approche a un impact positif, rapporté par les
auteurs et les enseignant·e·s qui témoignent, et parfois aussi mesuré
formellement par des recherches scientifiques, sur l'acquisition des
savoirs, mais c'est surtout l'aspect citoyen, on le sentira
au fur et à mesure du texte, qui préoccupe les auteurs (le texte est
par ailleurs rédigé au masculin par défaut quand les étudiant·e·s
sont évoqué·e·s et au féminin par défaut quand les enseignant·e·s sont évoquées -le métier étant majoritairement féminin-, pour éviter que le
masculin ne l'emporte systématiquement sur le féminin... je me sens
obligé d'en parler en ce moment de guerre civile autour de la
méchante écriture inclusive). L'essentiel est consacré, non pas
aux performances des étudiant·e·s mais à leur bonheur, le premier
chapitre étant intitulé, la provocation est assumée, "Pourquoi
les enfants aiment l'école?" (la provocation ne va pas trop loin
non plus : le chapitre recense ce que les enfants aiment dans
l'école, il ne prétend pas que tous les enfants du monde sautent
constamment de joie en faisant leur cartable). L'enjeu ne concerne
pas seulement un quotidien plus agréable pour tout le monde :
Jerome Freiberg insiste particulièrement là-dessus, les violences,
les vandalismes, diminuent radicalement si les élèves se sentent
accepté·e·s. Il va jusqu'à postuler que le gang apparaît comme une
famille de substitution quand le·a jeune se sent exclu·e partout, dans
une démonstration convaincante et qui résonne de façon
particulière en ce moment où des djihadistes recrutent activement des ados. Le chapitre sur la discipline est explicite également :
les règles sont mieux respectées lorsqu'elles sont élaborées
collectivement par ceux et celles qu'elles vont concerner, et il est même
possible de les remettre en question après un certain temps
d'expérimentation. Une discipline imposée risque au contraire d'entraîner la
relation vers le rapport de force, voire l'humiliation, donc
de générer de la violence. Freiberg relève ainsi que
si, dans les familles défavorisées, la représentation d'un·e bon·ne
étudiant·e est plutôt celle d'un·e étudiant·e obéissant·e, les
enseignant·e·s tendent à obtenir leur obéissance d'une façon
perçue comme injuste par les élèves de famille défavorisée...
mais aussi par les élèves de famille favorisée (plus de défiance,
moins d'écoute, punitions plus sévères, …). Rogers, s'il est la
plupart du temps descriptif lorsqu'il liste les différences entre
approche directive et non-directive, sait aussi parfois être
mordant, comme lorsqu'il écrit que l'éducation institutionnelle
semble destinée à se préserver des élèves... et des enseignant·e·s.
Ce résumé est loin de rendre compte de la
richesse de l'ouvrage (et je ne dis pas ça juste parce que je me forme à l'Appoche Centrée sur la Personne!), d'autant que cette
richesse peut être dissimulée au détour d'un exemple, d'un
témoignage, d'un paragraphe particulièrement personnel dont on
n'aura pas perçu les enjeux à la première lecture (Rogers va jusqu'à dire qu'il était insatisfait sur le coup de l'un de ses propres
textes, et qu'il a mieux compris ce qu'il avait lui-même voulu dire
des années après!). Comme souvent en ce qui concerne les réflexions
sur l'enseignement, l'enjeu dépasse de loin ce qui se passe entre
les murs d'une salle de classe.
Effectivement, le thème est passionnant ... ça donne envie de lire le bouquin. Merci
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