jeudi 8 mars 2018

Le pouvoir de pardonner, de Lytta Basset




 A travers l'étude de trois textes religieux, la professeure de théologie Lytta Basset éclaire sur la richesse et l'implication de la notion de pardon. Oui c'est un livre de théologie plutôt qu'un livre de psychologie, oui je suis toujours étudiant en psychologie (et athée fervent, en plus), mais c'est un livre conseillé par Anne Ancelin Schützenberger donc il a sa place sur ce blog (non, ce n'est pas arbitraire du tout, qu'est-ce que vous allez chercher là?).

 Les textes en question, commentés successivement, sont Esaïe 52, 13-53, 12, Luc 23, 26-49 et Matthieu 18 (et surtout ils figurent intégralement dans le livre, ce qui est plus pratique d'autant qu'il doit en exister un certain nombre de traductions différentes). Lytta Basset va d'office à l'encontre des chercheur·se·s qui ont cherché à connaître l'identité du serviteur dont il est question dans le premier texte : selon elle, la valeur du texte est précisément qu'il est universel... le serviteur, c'est potentiellement chacun de nous. Il contient un préalable important à la démonstration future : l'idée que c'est en souffrant soi-même qu'on accède à la conscience du mal ("nous avons été créés intelligents et dénudés devant le mal"), du mal causé par l'autre bien sûr, mais aussi du mal que l'on peut causer. C'est en étant victime qu'on prend conscience qu'il existe des bourreaux, et que l'on peut soi-même être bourreau : la capacité d'empathie pour la victime implique la capacité d'empathie pour le bourreau ("c'est parce que nous traitons autrui de manière juste, parce que nous voyons en lui aussi un être blessé et pas seulement un être malfaisant, qu'il peut faire le premier pas sur la voie de sa propre vérité ou justice", "en re-connaissant notre moi souffrant, nous refaisons connaissance avec les personnes qui nous ont fait souffrir"). Le pardon passe nécessairement par l'acceptation de la souffrance, du mal infligé ("que cache notre incapacité à laisser aller le mal subi? L'illusion de pouvoir réparer"). Le second texte est dit du Christ, serviteur souffrant. La conscience du mal est représentée plus concrètement, avec des personnes qui subissent la violence, des personnes qui l'infligent, et des spectateur·ice·s. Il est commenté plus brièvement, et l'autrice l'utilise pour prolonger les réflexions du premier texte ("la neutralité, ici, est un leurre : elle impliquerait qu'il est possible de se tenir hors du mal"). C'est le troisième texte qui ira le plus loin dans la vision de l'aspect impératif et libérateur du pardon, sans négliger le fait qu'il s'agit d'une démarche personnelle ("le pardon est la réponse individuelle à un mal individuellement subi", "être obligé de pardonner, c'est être obligé de continuer à subir le mal"), longue et exigeante ("le ressentiment est une étape nécessaire en ce qu'il renvoie le mal subi à son auteur", "nul ne peut pardonner sans creuser profond dans le terreau noir de son désespoir et de son refus de laisser aller le mal subi"). L'éclairage de l'autrice est particulièrement important sur différentes paraboles dont le sens métaphorique, à la première lecture, n'est pas tout à fait limpide! Difficile en effet, sans éclairage spécialisé, de comprendre que lorsqu'il est question de risquer de perdre quatre-vingt dix-neuf brebis sur un troupeau de cent pour récupérer celle qui s'est égarée, le sujet réel est l'intégrité du psychisme : la métaphore explicitée est pourtant plus convaincante, le psychisme n'aime pas les contradictions et l'humain tendra à spontanément à chercher du sens à son vécu et à résoudre ses tiraillements internes ("si l'intérêt pour la brebis et la joie finale sont survalorisés, c'est que nous ne valorisons jamais assez notre moi souffrant tombé, méprisé, égaré"). De la même façon, le pardon sera le résultat de l'acceptation de la souffrance passée, et un pardon formulé alors que la colère demeure ne sera pas entier, n'aura pas le sens d'un pardon authentique. Une autre parabole surprenante conclut le texte : un roi demande à se faire rembourser une dette de dix mille talents. Le débiteur, qui n'a pas la somme, supplie le roi de lui pardonner (donc d'éviter, comme annoncé, de le vendre, ainsi que sa famille et l'ensemble de ses possessions, on comprend que la perspective soit moyennement agréable). Le roi, sous l'émotion, cède et efface la dette. Le débiteur ainsi libéré s'empresse de demander (en l'étranglant, tant qu'à faire) à une autre personne de lui rembourser cent deniers qu'il lui doit, et faute de remboursement l'envoie en prison malgré ses supplications. Le roi, entendant ça, le livre aux tortionnaires "jusqu'à ce qu'il ait rendu tout ce qu'il devait". Se faire torturer n'étant pas l'activité la plus rentable (en tout cas on voit mal comment on peut en retirer dix mille talents), Lytta Basset avance que la signification du texte est plutôt que c'est le remords qui torture le débiteur, qui fait fonction d'expiation plutôt que de remboursement sonnant et trébuchant. Elle donne un sens proche à une parole surprenante de Jésus ("quiconque fait tomber un seul de ces petits qui croient en moi, il lui convient qu'une meule d'âne soit suspendue autour de son cou et qu'il soit submergé dans l'abîme de la mer") : même si je garde précieusement l'expression (c'est quand même autre chose que "va marcher sur un Lego"), ça contraste assez avec le pacifisme qui fait la réputation du Christ. Selon l'autrice, plutôt que l'évocation d'une menace physique, la phrase signifie que "quand nous faisons tomber un petit, cela revient au même pour nous que d'être submergés dans le mal" : le poids qui nous entraîne au fond est la conséquence même de l'action, et non une punition extérieure. Ce poids est d'autant plus irrépressible quand c'est l'enfant qui est en nous, notre ancienne innocence, notre ancienne capacité à faire confiance, avec laquelle nous ne parvenons plus à entrer en contact.

 Les textes et leur analyse présentent donc le pardon comme une force qui permet de dépasser le mal subi, qui doit être l'aboutissement d'une volonté personnelle et qui implique, ce qui le rend extrêmement difficile, son acceptation et l'empathie avec le bourreau, au point de le reconnaître comme un être humain au même titre que nous. Si j'étais en partie réticent à lire ce livre et à l'inclure dans ce blog d'une part parce que la religion me préoccupe peu à titre personnel, et d'autre part parce que des textes vieux de plusieurs siècles qu'on s'applique à interpréter sans en changer une virgule ce n'est pas tout à fait la même chose que des affirmations réfutables dont les failles ont été testées de façon transparente par des expériences répliquées, il me semble au final que cette définition du pardon est cliniquement riche, sans compter que les notions importantes (empathie, travail personnel sur le ressenti, congruence à travers la parabole des brebis, acceptation) sont extrêmement proches des concepts fondamentaux de l'Approche Centrée sur la Personne à laquelle je suis en train de me former (quant au lien avec la psychogénéalogie, qui parle du poids des conflits non résolus sur plusieurs générations, il est encore plus évident, et donne une dimension supplémentaire à l'image des enfants utilisée dans le troisième texte).



2 commentaires:

  1. En fait, le créateur de la psychanalyse lui-même a démontré par l'exemple l'importance des religions. Certes, il a peu parlé du christianisme, et je pense qu'il faudra attendre Dolto pour donner des Évangiles une approche rationnelle. Mais Œdipe et les mythes grecs repris dans l'approche psychanalytique montrent à quel point on ne peut se passer du religieux quand on veut comprendre l'humain et ce, que l'on soit croyant ou pas.
    Je crois bien que c'est par Dolto que j'ai abordé les Évangiles qui depuis ne me quittent plus simplement parce qu'il s'agit d'un des textes les plus forts de tous les temps et aussi parce que, qu'on les connaisse ou pas, les Évangiles nous ont construit, notamment dans notre rapport à la faute et à la culpabilité. La force aussi des Évangiles, c'est précisément qu'ils nous poussent à l'interrogation et jamais aux certitudes ... étonnant qu'un texte écrit il y a presque 2.000 ans (puisque le Christ était mort depuis longtemps avant leur écriture) soit encore à analyser et à décortiquer ... même s'il ne s'agit que d'une seule de ses phrases que par ailleurs je n'avais pas remarqué ... celle de la corde autour du cou
    et de la submersion dans l'abîme de la mer.
    Je ne sais pas quelle la vision de Lyttia Basset, puisque je ne la connais que grâce à ce blog et que je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à hier, mais ce qui est sûr c'est qu'encore une fois, elle pousse à aller au delà des évidences. Bien sûr, l'envie de se venger, le besoin de se venger est constitutive du besoin de reconstruction de l'être humain. Mais effectivement, rien n'est gratuit dans les Évangiles ... même s'il faut prendre garde aux erreurs de traduction et la propension des interprétés à surinterpréter et à voir ce qu'il n'y a pas. Il n'empêche que la punition est très originale et ne correspond à aucun châtiment de l'époque même si les références aquatiques sont nombreuses dans l'évangile. On y marche sur l'eau, on parle de poissons et de pêcheurs (non, ça c'est une blague)... tout ça pour dire que cette partie de l’Évangile selon Saint Mathieu (par ailleurs le plus guerrier des évangélistes) m'avait complètement échappé ... mais c'est ça l'intérêt des chercheurs c'est qu'ils nous obligent à bousculer nos évidences et à fouiller tout ce que l'on se débrouille pour faire passer inaperçu ... Il faut dire qu'il y a tellement de richesses dans les Évangiles.
    Bon, mais le livre ne parle pas seulement des Évangiles ... il ne parle pas seulement de la Bible, ni de la Religion, il parle de la faute vue par la Religion ... et, bien entendu, si les Religions n'avaient pas parlé de choses profondément humaines, elles n'auraient jamais eu autant de succès. Intéressant en tous les cas ce qui est dit sur la faute et le pardon et le développement de la culpabilité, qui reste justement la grande faute du christianisme ... si tant est qu'on a humainement tendance a compenser une faute par une autre faute. Visiblement, c'est dont on peut se sortir par le pardon ... mais je n'ai pas lu le livre ... il faudrait donc que le le fasse. Merci pour cet exposé

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    1. Il me semble que, quand Freud a utilisé le complexe d'Oedipe pour expliquer le psychisme humain, la mythologie grecque n'avait, comme son nom l'indique (personne ne parle de mythologie hébraïque pour désigner la Bible), depuis longtemps plus le statut de religion. La religion reste malgré tout une part importante de la construction individuelle et sociale, ne serait-ce que par le poids qu'elle a eu dans l'Histoire.
      En revanche, si le livre de Lytta Basset s'appuie bien sur des textes religieux, il n'est précisément pas question de faute vue par la religion (elle insiste par exemple sur le fait que, dans l'un des textes, le Christ apparaît particulièrement humain au détriment de son image divine) : la dimension individuelle du pardon est fondamentale, on pardonne pour son propre bénéfice, et non pour des raisons religieuses, ni même pour le bien de la personne qu'on pardonne

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